La bourse ou la vie
par Julie Calvé
dans le Voir, no. Vol: 11 NO: 14
Actualité, jeudi 3 avril 1997, p. 2
Nouilles aux tomates, téléphone coupé, loyer en retard. Au menu de l’étudiant d’aujourd’hui: une pauvreté parfois pire que le B.S. La Banque alimentaire étudiante du Montréal métropolitain entend y mettre son grain de sel.
Carl Boileau, un étudiant au collégial de vingt et un ans, vit d’amour et d’eau fraîche depuis six mois. Six mois, qu’il attend son prêt du gouvernement. Six mois qu’il est de retour aux études, après un passage d’un an au bien-être social.
En août dernier, il s’inscrit en sciences de la parole au conservatoire Lassalle, informe le B.S. de sa situation et remplit la traditionnelle demande de prêts et bourses. Mi-octobre, sa demande est refusée. Raison: Carl a oublié d’envoyer les attestations officielles de ses relevés de notes et son extrait de naissance. Il poste le tout, y compris ses baux de résidence des trois dernières années, une lettre d’appui de son député, et une note expliquant sa démarche.
Début décembre, nouveau refus. Carl ne comprend pas, visite l’aide financière aux étudiants (véritable maison des fous des Douze travaux d’Astérix), et découvre le pot aux rosés: il ne peut être considéré comme «indépendant» parce qu’il a reçu du B.S. pendant un an, et non deux! La cerise sur le sundae, on l’interroge sur sa façon de survivre depuis septembre, le soupçonnant de bénéficier d’aide parentale et de travailler au noir… «Je me croyais dans un roman de Kafka», laisse-t-il tomber.
Double cerise sur le sundae: Carl a aussi reçu un avis du même ministère lui demandant de rembourser son prêt étudiant de 1994 ou… d’envoyer les pièces attestant de son retour aux études!
Carl Boileau risque de se faire couper le téléphone à tout moment, doit de l’argent à nombre de ses amis, et passe pour un parasite auprès de sa famille. Il y a un mois, il a reçu un prêt provisoire de huit cents dollars. Et il attend toujours le reste. Un sympathique ordinateur lui apprenait dernièrement que sa demande est actuellement en traitement, et qu’un chèque devrait normalement être émis dès… les premières semaines de mai.
«Je ne suis pas le seul ni le dernier à qui ça arrive, lance-t-il. Je me sens en croisade idéologique. Mais qu’est-ce qu’on peut faire contre ça?»
Passer à la banque
C’est pour venir en aide à des étudiants comme Carl que la Banque alimentaire étudiante du Montréal métropolitain a été fondée. Ce réseau de distribution de nourriture, spécialement destiné aux étudiants dans le besoin, n’entrera toutefois pas en fonction avant plusieurs mois. Le financement est insuffisant, et plusieurs ententes avec les institutions scolaires restent à négocier.
L’initiative est celle de Bakary Diallo. Étudiant à la maîtrise en sociologie, qui a participé à une étude sur la réforme de l’aide sociale avec un groupe de chercheurs de l’Université de Montréal. Résultat? Une révélation pour les uns, une confirmation pour les autres. «Les étudiants sont considérés comme des gens aisés, comme des enfants gâtés du système, explique Bakary Diallo. Or, notre étude a démontré qu’il y avait une corrélation entre le B.S. et le statut d’étudiant: h précarité de la situation.»
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 1993-1994, 42 % des universitaires bénéficiaient de prêts et bourses — contre 35 % en 1988-1989. De 1993 à 1996, les services d’aide financière aux étudiants dans les universités montréalaises ont dû composer avec au-delà de quinze mille demandes d’aide temporaire (et remboursable) pour permettre aux étudiants de payer leur loyer, leurs médicaments et leurs Kraft Dinner.
Les étudiants, contrairement aux assistés sociaux, ne peuvent se rabattre sur les services du réseau sociocommunautaire, qui a plutôt tendance à favoriser les «vrais» exclus. Pour Bakary Diallo, les étudiants sont donc doublement exclus du système. D’où l’idée d’un service qui leur soit spécifiquement destiné.
Pour vérifier toutes ces hypothèses, un projet-pilote de distribution de paniers de Noël a été mis sur pied à l’Université de Montréal en décembre dernier. Les paniers ont disparu en un temps record, aux mains de quatre-vingt-huit étudiants, qui ne veulent surtout pas que ça se sache. «Quand ils me croisent dans le corridor, ils n’abordent pas le sujet, souligne Bakary. Ils ont peur d’être identifiés.»
Les étudiants, autre catégorie de nouveaux pauvres? Une autre strate sociale que les comptoirs de dépannage prendront en charge, au risque de contribuer à ce phénomène de la dépendance? «On n’a pas le choix face au désengagement des gouvernements et des institutions, répond Bakary. Le modèle de développement actuel, c’est celui qu’on a imposé aux pays sous-développés. On s’enfonce dans le modèle chilien de Pinochet, avec une minorité qui s’enrichit.»
Vous marinez chez vos harengs?
Dégel des frais de scolarité, régime de prêts et bourses inadéquat, rareté et précarité des emplois saisonniers, hausse du coût de la vie… Les causes de la pauvreté étudiante sont nombreuses, complexes. En fait, le phénomène affecte toute la jeunesse actuelle. Les étudiants, comme les jeunes, constituent une des catégories les plus touchées par la pauvreté, voire la plus touchée selon le Conseil national du bien-être social (Profil de la pauvreté, 1995).
En 1993, le Conseil permanent de la jeunesse lançait déjà un cri d’alarme, soulignant le fait que la pauvreté des jeunes ne pouvait plus être considérée comme un phénomène marginal et passager. À l’époque, bien que l’indice de pauvreté des jeunes fût semblable à celui de l’ensemble de la population, on remarquait une pauvreté plus marquée et une nette tendance à une dégradation.
Les chiffres les plus récents donnent raison au Conseil: de 1990 à 1994, l’indice de pauvreté chez les moins de trente ans est passé de 27,6 % à 4l %. À l’heure actuelle,
57,2 % des jeunes habitants seuls sont réputés pauvres.
D’autres indices? Les quinze à vingt-neuf ans comptent pour le quart de la population québécoise. Or, la proportion de jeunes au chômage, par rapport à l’ensemble de la population bénéficiaire, s’élève à 35 %. Les jeunes raflent aussi un magnifique 30 % chez les assistés sociaux québécois.
La tentation est grande de tracer un lien entre la pauvreté des jeunes et notre taux record de suicide. Aucune étude ne permet de confirmer une relation de cause à effet. Cependant, une corrélation certaine existe. Taux de chômage et taux de suicide varient de la même manière depuis un quart de siècle.