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Les Chroniques Donatiennes

Junior MacO’mmune
Publié quelque part au début du Web
(troisième partie)

Le mois d’octobre marquait, avec ses feuilles dépouillées de chlorophylle, le début de la série de Week-ends des Couleurs qui attiraient une vraie manne de plaisanciers à St-Donat. Les centres de ski, Garceau et La Réserve, faisaient des affaires d’or en ouvrant au public leurs remontées mécaniques, donnant ainsi l’opportunité aux amateurs de nature d’admirer, à vol d’oiseau, le feu d’artifice immobile et grandiose des couleurs d’automne.

Au dépanneur, avec un sac de papier brun dans les mains, je me tenais debout devant le titanesque étalage à bonbons multicolores. J’avais le choix. Je saisis deux chaînettes de Fitz – ces friandises au bicarbonate de soude qui moussent dans la bouche -, quelques réglisses rouges de marque Nibs, des jujubes en forme de pieds, de bouches, de limaces et de serpents, de la gomme Bazooka, une boîte de Nerds, cinq chandelles de jus chimique, trois paquets de cigarettes Popeye, et une poignée de suçons en forme de gros diamants.

– Voilà, je pense que je vais pouvoir passer la journée avec ça! Et toi, Francis, tu n’as rien choisi encore? Vas-y, mon grand, lâche-toi lousse, comme on dit, c’est moi qui paye!

J’avais à ma charge, cette fin de semaine, Francis, le fils trisomique du docteur LaTour. Il était calme et introverti, et, par conséquent, bien aisé à garder. De plus, il écoutait mes directives et les exécutait à la lettre – mais cela pouvait prendre du temps.

– On ne va pas rester toute la journée icitte! Vas-y, fait ton choix!
– Nee… n’sait pas quoi choisir!
– Prend-toi un peu de tout, comme moi!
– Ne suis capabe d’être indébendant…
– Tu en as bien l’air, d’un débandant, allez! T’as raison. Mais pour la rapidité, on repassera!

Pendant que je me dirigeai vers la caisse pour acheter mon papier à rouler Zig Zag blanc en catimini, laissant ainsi encore quelques instants à Francis pour réfléchir, je vis entrer dans l’institution du sucre, Intuition, avec sa ribambelle de petits amis. Ils avaient l’air d’ourdir quelque plan inconnu en me lorgnant. Je me doutais bien de se qui allait arriver. Le premier à parler fut Carl Boileau.

– Junior, j’ai quelque chose à te demander, tu ne voudrais pas nous emmener, nous aussi, dans… Heu… C’est quoi qu’il y a dans ton sac?
– C’est pas ça qu’il fallait lui demander, gourmand! Rétorqua sévèrement Annie Maureau.
– Ouin, je sais… Mais moi j’ai le goût d’une gomme, bon!
– Tu vas devenir gros comme Adrien Gagnon si tu manges toujours du sucre comme ça!
– Du moment que je deviens pas con comme toi…
– Je vais le dire à ma mère, que tu m’as dit ça! Je vais le dire!
– Annie, c’est un panier percé, nana na nana!
– Ils sont ben téteux eux-autres, moi je vais te le demander, Junior, l’affaire machin truc.
– Ok, je t’écoute, Catherine…
– Ben, on pourrait-tu aller avec toi et Francis, voir les couleurs dans les remonte-pentes? Please! please! please! please…
– Heille, ça va faire, les pleases, là! Je suis au regret de vous annoncer, ma chère, que je ne suis ni d’humeur à avoir une gang de petits monstres en remorque, ni très chaud pour supporter votre babillage incessant durant une heure, aujoud’hui. J’ai déjà assez de ce petit monstre-là, dis-je en indiquant discrètement Francis, toujours là-bas devant l’étalage à bonbons avec son sac vide.
– Come on! come on! come on…
– Tu perds ton temps, Catou, c’est non!
– C’est vraiment un pas fin, Junior!
– Écoutez, les girouettes, vous me flanquez le mal de mer, là. Disons que je vous paye chacun une crème glacée, et, en échange, vous, vous me foutez la paix pour la journée, d’ac?
– Trempée dans le chocolat et avec des bonbons en miettes, la crème glacée? avança Carl. Et deux boules plutôt qu’une! Deux boules!
– Quoi, tu oses bargainer? dis-je, outré.
– Hé! hé!
– Il a raison, fit Catou. Trempée dans le chocolat ou rien!
– D’accord, sangsues! Voilà le consensus: deux boules sans rien d’autre, ou une boule trempée dans votre saloperie de chocolat chimique, c’est tout!
– Non! Deux boules! Deux boules! s’écria Carl.
– Mais c’est ça qu’il dit, fit Catou.
– C’est à prendre ou à laisser, terminai-je froidement.
– Quel requin! dit Carl. Bon, ok.
– Victoire! soupirai-je.

Ils eurent donc chacun leur cornets, soit doubles, soit simples avec chocolat, et ils me fichèrent la paix. Francis n’avait pas encore choisi: je lui fis une sélection de jujubes, de Fitz, et cetera… et il était au septième ciel. Avant de s’éloigner avec le reste de sa bande, Intuition (qui, elle, avait pris le cornet simple mais trempé de chocolat) me sourit mystérieusement, et j’eus l’impression que ce n’était pas la dernière fois, aujourd’hui, que je la verrais.

*

– Est-ce que tu es bien attaché, mon grand?
– Ne n’oui… Ben ne pense bien qu’oui!

Je vérifiai pour voir si les deux harnais de sécurité étaient bien ajustés au corps trisomique de mon amorphe copilote – à la vitesse à laquelle je poussais le bolide du papa chiurgien, c’était la moindre des choses que de s’assurer de la sécurité de son bâtard. J’installai, avec la même attention, mon propre attelage, et, comme il ne faisait pas trop frais, je baissai le toit escamotable, toujours fasciné par l’astucieux mécanisme qui permettait à la toiture de coulisser dans le train arrière de la voiture, se trouvant ainsi entièrement camouflé. Comme je n’avais pas l’intention de traverser la rue principale de St-Donat en pépère, je remplacai le chef-d’oeuvre de Vivaldi qui jouait en sourdine par une véritable bombe, la pièce « Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu! » de Suprème N.T.M. Sachant que le seul policier de notre belle petite communauté avait un match de tennis avec le père de mon petit magané, je n’hésitai aucunement à mettre le volume très fort pour couper le sifflet à une certaine bande de péteux de broue qui se promène sur des Harleys et rient aux éclats quand ils me voient au volant de ma petite mule.

Le Manoir des Laurentides ainsi que le supermarché Métro défilèrent à une vitesse qui serait habituellement plus-qu’illégale; je m’arrêtai brusquement (et bruyamment) devant les péteux de broue attablés à leur terrasse favorite, et, comme jouait justement le refrain: « mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu? qu’est-ce qu’on attend pour ne plus suivre les règles du jeu? », tel un Jean-Marc Parent en puissance, j’exécutai ce que l’on nomme communément un burn, avant que de redisparaître en direction du centre de ski La Réserve.

Arrivé au flanc de la protubérance rocailleuse, j’eus l’initiative de faire brûler un peu d’hashish dans une pipe rudimentaire; elle avait été confectionnée avec des bouts de tuyaux de plomberie, une nuit où il manquait de papier à rouler au chalet, et je l’avais adoptée, depuis, pour mes balades en nature. Je fumais discrètement, mes mains essayant tant bien que mal de camoufler mon activité illicite au mongole marchant derrière moi. Malgré toutes mes précautions, je me doutais bien qu’il savait ce qui se passait en avant de lui: le vent poussait ma fumée directement dans son visage béat. Je fumais de la drogue. Il le savait. Je fus pour le moins surpris quand cette limace me demanda candidement:

– Nee peux en avoir moi aussi du pot? Heu… Sioux plaît?
– Absolument pas! Il ne saurait en être question, par tous les saints du Paradis!
– Plisse! plisse! plisse! plisse!
– Tiens donc, voici que tu parles comme Catherine. Mais je tiens à te faire remarquer que le mot est «please» et non pas «plisse»: ce sont les vieux qui plissent!
– Z’en veux!
– Bien évidement! Allez! Fume-moi ça, c’est de la bombe…

Je fis donc fumer au trisomique une énorme quantité de ce hashish hallucinogène que Vincent – qui se trouvait à Amsterdam à ce moment – m’avait envoyé collé entre deux cartes postales. Faisant inhaler la fumée épaisse à mon comparse légumineux, je me posais la question: à savoir quel effet engendrerait, auprès d’un sujet aussi imparfait, cette manoueuvre expérimentale. Cependant, je restais dans la certitude qu’il ne pouvait pas être plus magané qu’il l’était déjà; après dix minutes, les pupilles dilatées, Francis me regarda droit dans les yeux et me tint à peu près ce langage:

– Connoissiez-vous, mon cher, l’inextricable envie m’habitant de me transbahuter allègrement en direction de la cime de cette montagne ma foi enchanteresse!
– Vous avez raison, écuyer! Filons droit à la tête de cette bestiole (dis-je, en montrant du doigt la remonté mécanique).
– Mais raisonnez-vous, brave et bon Seigneur: vous voyez bien qu’il ne s’agit point d’un monstre quelconque, mais bien d’une simple remontée mécanique, répliqua Francis, méconnaissable sous l’effet du psychotrope.
– Hardi! Francis, petit sot – j’ai suffisamment d’expérience pour reconnaître un vers de sept lieues quand j’en vois un! Tu n’as pas déjà oublié toutes ces campagnes périlleuses que nous menâmes vigoureusement ensemble, tête haute et sabre au clair; la recherche du maringouin mangeur de vache… l’extermination des hommes-guimauve, et la course aux psychopathes-mirtilles scieuses à la chaîne.
– Baste! Tous cela me semble céans sortir de votre fertile imaginaire! Je crois que vous estoyez, oserais-je le dire, un peu…
– Ne montez point le ton avec moi, écuyer! Et, surtout, cessez de me contredire: c’est agaçant, ça, cette damnée habitude que vous avez! Allons une fois pour toutes couper la tête de ce monstre avant qu’il décime toute la populace! Regarde! on peut voir à-travers sa peau! Il a déjà fait beaucoup de victimes! Pauvres malheureux marauds! Ils se font digérer vivant, comme la gueusaille qu’ils sont! C’est atroce!

La remontée mécanique, pour des raisons de sécurité lors du débarquement, fonctionnait au tiers de son régime normal, et les honnêtes gens qui se trouvaient suspendus au-dessus de nos têtes avaient le temps de suivre notre discours pour le moins schizophrénique, tout en ne perdant pas un mot de celui-ci. Les enfants nous montraient du doigt, le sourire aux lèvres, en demandant à leurs parents: «Est-ce qu’on peux jouer avec eux?», ou: «Ils jouent à quoi, papa, les deux monsieurs?», ou, plus cocasse: «Pourquoi tu veux jamais jouer comme ça avec nous?». Les plus boutonneux, c’est-à-dire les adolescents, nous lançaient des branches de céleri et des morceaux de carottes en déblatérant des propos malveillants tels que: «Allez vous faire soigner, bande de mongoles à batteries!» ou: «Qui est-ce qui est le plus légume des deux?», ou encore, simplement: «Heille, le drogué, va te faire couper les cheveux! Maudit pouilleux!». Il y avait aussi un homme aux cheveux grisonnants, qui ne paraissait pas son âge, qui s’exclamait, à mon plus grand plaisir: «Mon Dieu! À ce que je peux voir, l’oeuvre de Cervantès est encore bel et bien vivante!».

*

Au moment où la pente devenait quasi-verticale, haletant et crachant mes poumons, je faisais l’impossible pour ne pas perdre Francis de vue. En meilleure forme que moi, le trisomique grimpait à tout allure, et ne semblait pas, à mon grand découragement, enclin à ralentir cette infernale cadence. C’est alors que je m’écriai:

– Olà! écuyer! On fait une pose ici!
– Qu’estoit-il, Maître? Je m’applique seulement à jouer rôle d’éclaireur… parbleu!
– Malappris! Ne jurez point devant votre Seigneur! Ne devrais-je plus avoir à vous expliquer cela sans que vous sachiez qu’il fusse bien bête d’épuiser toutes nos forces avant l’affrontement final! La vigueur de la bête n’est nullement à sous-estimer. Revenez ici sur l’heure, si vous ne voulez pas que je vous chauffasse les ouïes.
– J’arrive, Junior, j’arrive…
– De quel Junior parloissiez-vous, l’homme? Vous divaguez!
– Heu… OK! j’oubliais… Seigneur…

C’est alors que je m’assis par terre, le dos et la tête appuyés sur une pierre parsemée de lichen, en invitant Francis, une moue sur le visage, à m’imiter. Je sortis de mon paletot les deux sacs en papier brun qui regorgeaient de bonbons hétéroclites, et distribuai de façon nonchalante une ration plus que chiche à mon écuyer, en insistant, au grand dam de celui-ci, pour que nous conservions le maximum de vivres en vue du festin de la victoire.

– Vous savez, Écuyer, qu’après ce repas frugal, il serait fort à-propos de considérer l’éventualité de faire un bref roupillon. Qu’est-ce donc, çà, messire, que vous en dites?
– Vous voulez rire, mon gentil Maître? Malgré tout le respect que je vous dois devant Dieu, il ne faut pas perdre un seul instant! Regardez, là, au-dessus de nous! Les villageois! Ils se meurent!
(Il y avait justement, à ce moment-là, on ne sait trop pourquoi, un vieillard à une vingtaine de mètres qui crachait en toussottant violemment, une ligne de bave pendant de la commissure gauche de sa babine rebondie et amorphe.)
– Si vous ne le saviez malencontreusement pas, mon brave, c’est, ici, moi qui donne les ordres!
– …
– J’oubliais, d’ailleurs! Allez céans sommeiller à une distance de ma personne où je ne humerai point les miasmes putrides que vous dégagez par voie naturelle. Voyez-vous l’arbre, là-bas?
– Heu… Oui… mon précieux Seigneur.
– Eh bien, cet auguste frêne constituera votre oreiller de fortune pour l’après-midi! Allez hop, du vent!

Durant ce somme qui, contrairement à toutes mes attentes, se prolongea durant deux heures dix à peu près, je serais bien forcé d’admettre, au vu des événements subséquents, que le reste de la bande a escaladé la montagne et nous a retrouvés, puisque Francis et moi nous éveillâmes ligotés et ficelés tels de bonnes saucisses de Bayonne. (J’avais faim, d’où cette comparaison.)

– Je… Je me sens comme Gulliver! C’est trop stupide!
– J’ai longtemps attendu ce moment, Junior! grinça Carl, qui semblait l’instigateur de ce sinistre guet-apens.
– Carl! dis-je. P’tit criss!
– Je te l’avais dit, Carl, qu’il ne serait pas content, maugréa Annie, très réfléchie. À présent c’est certain qu’il va le dire à ma mère et à ta mère et à la mère de Catherine et on n’aura plus le droit de sortir le soir après souper!
– M’en fous! dit Carl. Je tiens enfin Junior entre mes griffes! Hé! hé! hé! En plus, il n’a même pas encore trop touché à sa cargaison de friandises. Tout le magot sera à nous!
– Moi, siffla Catherine, j’suis juste venue pour une sorte: les Poissons sûrs en Jujube bleue! Les Jujubes bleues les jujubes bleues les blujubes jleues! jel bljublbl…
– Diantre! quel estoit donc que ce charabia! cria Francis depuis son arbre, ligoté aussi.
– Toi, dit Carl, ferme-la. Et toi, Annie, fouille le paletot de Junior.
– Malfrat! criai-je à Carl tandis qu’Annie mettait déjà la main sur les deux sacs de papier brun. Faquin de gueusaille vérolée! Immonde traître!
– Ça va, ça va, dit Carl. Je sais que je suis un méchant très doué.
– Z’en veux! dit Catou en agrippant l’un des sacs de papier brun.

Et ils repartirent tous les trois, Carl en tête ricanant comme Jojo l’Affreux dans Bout d’Chou et Casse-Cou, et nous abandonnant à notre triste sort moi et Francis. Le soir commençait à poindre sur la crête des montagnes de l’Est.

– Ah! souffla Francis. Ah! mon bon Maître, ce fut une bénédiction des Cieux que de servir à votre valeureux côté! La mort, à présent, et puisqu’elle doit venir, n’a qu’a me prendre. Avoir été votre fidèle Escuyer me suffit pour une vie entière!
– T’es fou?!

Durant les vingt minutes qui suivirent, notre vie défila devant nos yeux, chronologiquement, et, quand nous étions rendus au moment où l’ancien Francis disait: « Ne suis capable d’être indébendant! », la voix d’Intuition se fit calmement entendre un peu plus bas derrière les arbres.

– On est là! On est là! me mis-je à crier.
– Par la messe et par saint Georges! ajouta Francis.
– Pardon? fit Intuition en arrivant.
– Ne t’occupe pas de ça, lui dis-je. Francis parle bien, maintenant. Je sais pas pourquoi.

Elle était venue en camionnette Pathfinder avec le docteur Latour qui s’était inquiété au sujet de son fils. Il s’était informé auprès de plusieurs amis de Junior, et c’est la petite Intuition qui l’avait mis sur cette piste. Elle défit donc nos liens à l’aide du canif Suisse que je lui indiquai dans la poche intérieure de mon paletot, et nous prîmes le chemin du stationnement qui est au pied de la montagne et où nous attendait le Pathfinder et le docteur Latour, qui, lorsque nous arrivâmes enfin, fut stupéfait d’entendre son fils lui lancer jovialement: « Hardi! cher père, mene-nous prestement jusqu’au logis, nous avons grand-soif! ».


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Puis aussi, à tous les autres journalistes impliqués par le juste récit de notre histoire collective.